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« En utilisant un modèle utopique, l’auteur propose un projet fixe et statique dans le temps. […] L’échec du paradigme utopique dérive de sa logique contradictoire : l’utopie est conçue afin de contrôler et stabiliser les procédés sociaux, mais, afin d’y arriver, c’est procédés doivent inévitablement rester dynamique» (Traduction libre de Ganjavie, 2012).

 

 

            Cette forme de planification, et plus spécialement la séparation des fonctions, favorise la fragmentation et l’éclatement du territoire (Jacobs, 1961). La ville doit être envisagée comme un tout, comme un endroit où l’on habite, on travaille, on se divertit, etc. Jacobs prône donc l’achalandage continu, la diversité et la clientèle amenée par la diversité des activités qui sont présentes dans la ville ce qui est absent dans le plan d’Auroville. Il néglige l’importance de la mixité dans un milieu (Bentley, 1985), car l’effervescence de celui-ci est le reflet de son dynamisme économique et donc de sa prospérité. Voilà probablement la raison pour laquelle Jacobs s’oppose ardemment aux modèles préconçus tout en ne proposant pas de solutions à reproduire pour les milieux urbains. Ainsi, il est très difficile de prévoir l’évolution d’une ville (Jacobs, 1961).

 

            Jacobs estime également que les principes d’aménagement modernes sont moralisateurs. Ils dictent une façon de vivre aux gens, témoignent d’une approche paternaliste, puisqu’ils présentent une conception statique et figent le fonctionnement en se basant sur une idéalisation de la petite collectivité homogène. Le projet d’Auroville, en cherchant à promouvoir la spiritualité et l’universalité tend aussi dans cette direction. Afin d’être viable, un projet urbain doit plutôt sortir de l’utopie et dépasser les préconceptions. C’est en se rapprochant du citoyen et de son mode de vie que cela devient possible. En effet, une communauté viable et autosuffisante ne peut être basée sur un modèle prédéterminé (Solinís, 2006). La mise en place d’un système sans argent augmente aussi la perception que le plan d’Auroville néglige le rôle des échanges et des relations économiques pour le dynamisme d’une ville (Jameson, 2004). Concept commun à l’utopie communiste, le retrait de l’argent ignore l’apport positif de la compétitivité sur la mixité des usages et du cadre bâti et, conséquemment, sur le développement urbain. À l’opposé, un milieu ayant une forte variété de formes de tenure, de loyers ou de taxes foncières favorise un dynamisme social et économique positif (Bentley, 1985).

 

            Cependant, près de 50 ans après sa création, il est facile de constater que le développement d’Auroville est loin d’être fidèle à son plan initial. Étant aussi rigide et laissant peu de place à l’appropriation, comment expliquer les échecs de cette planification? Les problèmes avoués de la ville offrent quelques indices à ce sujet (Auroville Foundation, 2004). Premièrement, la dé-contextualisation du projet, élément structurant de l’utopie, ne semble pas applicable à une époque et un environnement de plus en plus peuplé, urbanisé et globalisé. Le territoire nécessaire à la réalisation d’Auroville nécessite l’achat d’un ensemble de propriétés ce qui rend le projet vulnérable à la spéculation foncière. De plus, l’idéal d’autosuffisance commun à Auroville et aux utopies écologistes semble difficile à réaliser, du moins à l’échelle d’une petite communauté urbaine. La région triangulaire déterminée par les villes de Pondichéry, Tindivanam et Marakkanam regroupe 40 villages, dont Auroville. Ces villages partagent certaines ressources essentielles, dont l’eau. Dans cette perspective, le développement d'Auroville est donc étroitement lié au développement de la région environnante. D’ailleurs, sans être planifiée en ce sens, on peut remarquer l’interrelation qu’entretient Auroville avec les villes avoisinantes et reflète ainsi, à son insu, certains principes de la théorie des lieux centraux du géographe allemand Walter Christaller (Christaller, 1933). Ainsi, ayant besoin d’échanges commerciaux, Auroville s’est ouverte aux communautés avoisinantes (Shinn, 1984) pour sa main d’œuvre, ses importations et pour certains services, notamment l’éducation supérieure et les soins de santé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

            Conséquemment, une structure administrative s’est formée afin de gérer un budget en parallèle à l’Auroville Foundation Act de 1988 (Auroville Foundation, 2004). L’objectif ultime de société sans gouvernement et dont le catalyseur se trouve dans une spiritualité commune, a donc quitté le projet. Ironiquement, seul le caractère spirituel semble avoir survécu à l’épreuve du temps. Cela s’explique par l’autorité et le charisme que possédait la Mother durant les débuts d’Auroville. Cependant, sa mort laissa un vide dans la gestion de la ville. Ainsi, n’ayant comme point commun qu’un défunt leader, ses habitants se dispersèrent en plusieurs communautés semi-autonomes (Shinn, 1984) ne respectant que très peu la planification initiale notamment pour ce qui est de la séparation des fonctions. Dans ce contexte, il est possible d’affirmer qu’Auroville n’est pas une entité singulière, mais bien un amalgame de communautés distinctes. Il y a donc « plusieurs Aurovilles » (Shinn, 1984). Toutefois, la construction du Matrimandir fait figure d’exception à ce fait, celui-ci étant un symbole rassembleur, spirituel et identitaire auprès de la population de la ville. Il respecte donc son objectif implicite de structuration sociale et spirituelle. Il est difficile d’en affirmer autant pour le reste du cadre bâti aurovillien. Le succès de l’utopie et l’adhésion de la communauté à son idéal passant généralement par l’institutionnalisation d’une autorité (Shinn, 1984 et Jameson, 2004), la maquette initiale ne fut pas respectée au profit d’une urbanisation plus spontanée et individualiste. En combinaison avec un accès informel à la propriété sous forme d’achat de maison et une immigration occidentale, ce système d’urbanisation a été accusé de « néocolonialisme » (Shinn, 1984) en plus de favoriser une ségrégation spatiale et un accès inégal aux infrastructures publiques (Auroville Foundation, 2004). « La ville est encore à inventer, tout doit encore être fait par l'expérience quotidienne au rythme des Auroviliens. En dehors de ces lignes de force, tout est flexible, rien n’est figé » (Auroville Foundation, 2004). Cette citation de Roger Anger, l’architecte derrière la maquette, fut beaucoup plus prophétique qu’il n’aurait pu l’envisager. Il y a une forme d’analogie entre cette dualité et le débat entre democratic planning et planning for democracy (Paden, 2001). Le democratic planning cherche à répondre aux intérêts de la société entière alors que le planning for democracy cherche plutôt à favoriser une vie publique dynamique, un processus de réalisation indirect.

 

            En conclusion, l’utopie d’Auroville et son plan rigide ne fut pas une garantie de sa réalisation et encore moins de son succès. L’essence même de l’utopie réside dans sa forme abstraite ou fictive. Dans cette optique, il n’est pas surprenant qu’un système d’organisation plus traditionnel, basé sur les échanges, ainsi qu’une urbanisation basée sur les aspirations individuelles des habitants ce soient implantés à Auroville, contrairement à la projection initiale. À l’inverse, bien que la ville soit difficile à prévoir, il est possible d’avoir une idéologie ou une image de ce que peut-être la ville idéale. Le projet utopique possède donc un potentiel d’analyse des procédés urbains et, étant libre de contraintes, stimule la créativité de ses auteurs (Ganjavie, 2012). En sociologie, la perception de l’utopie comme un désir de changement ou l’espoir d’un futur différent présente aussi un potentiel pour le changement social (Solinís, 2006). Cependant, l’approche utopique pourrait tendre vers un modèle plus réalisable s’il n’était pas le produit d’un ou de quelques individus. Un processus de conceptualisation plus consultatif et plus multidisciplinaire bénéficierait à des projets comme Auroville afin d’assouplir le paradigme et l’idéologie derrière celui-ci (Ganjavie, 2012). De plus, afin de se doter d’outils de réalisation, Auroville aurait nécessité une forme de backcasting (Paehlke, 2012) régulière et beaucoup plus précoce que l’exercice de rétrospective réalisé en 2001 (Auroville Foundation, 2004). À moyen terme, une planification aussi rigide ne laissant pas place à l’appropriation, à la mixité ou à la robustesse, le projet d’Auroville ne changera pas la perception que l’utopie est synonyme de totalitarisme, de communisme ou de projet marginal (Jameson, 2004).    

 

Regard Critique 

 

            Les critiques de l’utopie et de son influence, sur le mouvement moderniste par exemple, sont nombreuses dans la littérature (Ganjavie, 2012). Les éléments de critique varient généralement entre la forme planifiée, le processus de réalisation et la société qu’engendrent ces projets. Plusieurs auteurs affirment cependant que la pensée utopiste est inhérente à la pratique des architectes, urbanistes et autres designers urbains, puisqu’ils tendent à créer la réalité de l’urbain (Solinís, 2006) et qu’ils penchent vers un idéal social (Paden, 2001). « En matière d’aménagement urbain, la science du réel n’est qu’un garde-fou de l’imaginaire; elle ne constitue pas un fondement qui permette d’éliminer l’arbitraire » (Choay, 1965). L’aménagement urbain est donc, en partie, le reflet d’une vision subjective d’un individu ou d’un groupe d’individus. Toutefois, Auroville est un projet de design urbain qu’il serait possible de qualifier d’utopie radicale, au même titre que la Broadacre city puisqu’il a pris la forme rigide d’une maquette (Choay, 1965). La forme physique d’Auroville, du cadre bâti jusqu’à ses usages, est donc projetée à son état final au travers d’un moule statique.

 

            À l’instar de Jane Jacobs qui critiquait la planification urbaine de son époque, Auroville peut être critiqué en tant que projet urbain « surplanifié ». En effet, Jacobs ne pèse pas ses mots pour décrire à quel point elle s’oppose aux principes et aux objectifs qui ont modelé les doctrines officielles en matière de planification et de renouveau urbain (Jacobs, 1961). Selon elle, la seule façon de connaitre les principes d’urbanisme et les règles de reconstruction susceptibles de promouvoir la vitalité économique et sociale d’une grande ville, et, à contrario, les principes et les règles susceptibles d’étouffer cette vitalité sont de décrire le fonctionnement d’une ville dans la réalité (Jacobs, 1961). Ainsi, l’idée de territoire vierge ou de ville nouvelle, omniprésente aux utopies, ne favorise pas la réalisation d’une forme urbaine de qualité, car elle décontextualise la ville. Or, d’après Jacobs, il ne faut jamais détacher la ville de son contexte. La cité évolue et se transforme de manière intrinsèque, un processus organique dont il faut comprendre la logique et le mouvement. « L’action nécessite donc plus souvent une réflexion spécifique qui permet d’élaborer une réponse et non d’en choisir une dans une panoplie existante, de recourir à une recette, à une routine, à une habitude, voire à une croyance ou à une tradition » (Ascher, 2001). La rigidité de la planification d’Auroville vient donc à l’encontre de ce concept inhérent à la ville. Ce modèle utopique nie la complexité de la ville et de ses interactions sociales et économiques. La ville est l’occasion de rapports étroits, elle est un prétexte pour tisser des liens (Jacobs, 1961). Plusieurs auteurs insistent sur ce fait : le point faible d’un projet utopique comme Auroville provient en grande partie de la rigidité de son plan, de sa projection finale.

 

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